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L'oubli perpétuel dont personne ne parle
Article rédigé par Dorian
Il y a 17 000 ans, des hommes préhistoriques gravaient des dessins dans la fameuse grotte de Lascaux. Des oeuvres d’arts primitifs ayant survécu des millénaires pour nous offrir aujourd’hui l'esquisse d’un monde ancestral, lorsque l’Homme ne savait ni lire, ni compter.
L’idée d’une telle conservation fait aujourd’hui partie du domaine de l’utopie. Avec Internet, l’humain n’a pourtant jamais autant archivé de documents et d’informations. Avec Internet également, l’humain n’a jamais perdu de documents et d’informations aussi rapidement.
Qui, en 2005, aurait pu imaginer qu’un réseau social comme Myspace, visité par plus de 100 millions d’internautes chaque mois, allait disparaître quinze ans plus tard, accompagné de tout le contenu posté par ses utilisateurs ? Qui aurait pensé une seule seconde qu’une plateforme comme Megaupload, treizième site internet le plus visité du monde à son apogée, fermerait brutalement, entraînant dans les abysses des milliers de téraoctets de données ?
La disparition du vieil Internet
Un secteur d’activité principalement numérique comme l’esport, et en particulier un jeu comme Counter-Strike qui a traversé les époques, des balbutiements du sport électronique à nos jours, fait aujourd’hui face à un défi de taille. Un challenge relativement tabou, car certainement jugé secondaire voire carrément marginal dans un écosystème ayant du mal à se projeter ne serait-ce qu’à moyen terme. Et pourtant, l’enjeu est fondamental. À chaque nouvelle ligne inscrite dans la majestueuse histoire de l’esport, une ancienne s’efface. Le sport électronique est atteint d’une maladie d’Alzheimer et peu sont ceux qui s’en soucient.
En 2010, il était déjà très difficile de trouver des informations sur les tournois de Counter-Strike du tout début des années 2000. En 2022, il est devenu très compliqué de retrouver une archive d’un événement s’étant déroulé en 2010 et il relève du miracle de tomber sur un document datant du début du millénaire. Comment, dans ces conditions, apprendre des erreurs du passé ou raconter convenablement les prémices de carrières actuelles si les données se remplacent peu à peu, à défaut de s’accumuler comme on pourrait le penser ?
Sur Internet, la tendance générale est de prendre pour acquis ce qui est en réalité très instable et peut, au détour d’une décision prise en fin de réunion, complètement vaciller. Les amateurs de Counter-Strike en font chaque année l’amère expérience. Au début des années 2000, les places to be pour les amateurs d’esport anglophones s’appelaient SoGamed et GotFrag. Actualités des différents esports dont une large place donnée à CS, résultats de tournois, vidéos, photos... Bref, deux vrais sites communautaires au succès retentissant puisque le premier a enregistré plus d’un demi-million d’inscriptions tandis que le second, plus professionnel, se vantait d’accueillir plus de deux millions de visiteurs par mois. Ces deux sites représentaient de véritables mines d’or en termes de contenus à la fois journalistiques mais aussi, et presque surtout, issus de membres de la communauté comme vous et moi.
Deux sites qu'il était alors improbable de voir disparaître du jour au lendemain, au point que les nouvelles générations n’en ont sans doute jamais entendu parler. Et pourtant, en moins d’une décennie, ces deux anciens leaders mondiaux de l’information esportive sont complètement tombés dans l’oubli. SoGamed a subi la concurrence du portail lancé par l’écurie germanique SK Gaming, qui a profité de sa notoriété et d’un site web flambant neuf pour séduire la majorité de la communauté européenne. Ainsi, fin 2008, l’apogée de SoGamed était déjà bien dépassé lorsque ses responsables ont arrêté de payer l’hébergement du site. Un beau matin, l’adresse SoGamed ne répondait plus.
Fût un temps, SoGamed était LE réseau social des joueurs en ligne. Avec un design incroyable.
Du côté de GotFrag, le dénouement de l’histoire relève presque du crime contre le patrimoine mondial de l’esport. En juin 2007, la Major League Gaming, alors le circuit compétitif esport numéro un aux États-Unis, notamment grâce à la saga Halo, annonce l'acquisition du site avec l’ambition de renforcer sa position de leader dans un marché naissant au fort potentiel. Chouette, une trésorerie bien remplie pour GotFrag et la promesse d’une longévité assurée pour de nombreuses années, nous disions-nous alors. La vérité sera tout autre.
La MLG réduira considérablement le financement de la plateforme jusqu’à ce que cette dernière ne devienne qu’un vulgaire organe de propagande des tournois organisés par la maison-mère. Puis, ce qui devait arriver arriva bel et bien : l’URL gotfrag.com se mit d'abord à rediriger vers le site officiel de la MLG avant de pointer vers une page blanche. Les archives dans tout cela ? À la poubelle. Il n’aurait pas fallu gaspiller le moindre centime pour assurer l’hébergement d’un pan entier de l’histoire de l’esport. Et personne n’a eu son mot à dire dans cette décision.
Choix éditoriaux et précarité économique
En 2022, un site comme HLTV semble indéboulonnable. Pour tout passionné de Counter-Strike, il est simplement impensable de se lever un jour et de trouver une erreur 404 en lieu et place de l’habituelle page d’accueil du site d’actualité Counter-Strike de référence. Chaque match ajouté dans le plus célèbre des tableaux des scores, chaque photographie intégrée aux galeries et chaque article publié augmentent chaque fois un peu plus le prix des serveurs hébergeant le site et ses données. Et, plus que jamais depuis le rachat de HLTV par une société cotée en bourse en février 2020, la rentabilité est la principale motivation des dirigeants.
Ainsi, sous ses airs de site figé dans le temps, HLTV a également reçu des coups de pied de biche ayant fortement compromis la conservation du patrimoine de CS. En 2015, sans donner de véritables explications, l’intégralité des statistiques et des données issues des matchs de Counter-Strike 1.6 a été brutalement retirée du domaine public, laissant seulement accessibles les informations liées à CS:GO. Selon l’un des co-dirigeants de HLTV, "passer du temps à réintroduire ces données sur le site ne serait tout simplement pas rentable économiquement". Il faudra finalement attendre six ans pour que ces datas redeviennent disponibles.
Des statistiques de 2004, les plus anciennes répertoriées sur HLTV
En France, le cas d’école le plus impressionnant reste à ce jour celui d’EsportsFrance, l’un des principaux sites d’actualité généraliste, avec Team-*aAa*, traitant du sport électronique depuis 2001. Là encore, les archives d’un tel site représenteraient aujourd’hui un véritable trésor pour les archéologues 2.0. Malheureusement, EsportsFrance, racheté en 2011 par Oxent, la société derrière l’ESWC elle-même acquise par Webedia en 2016, a tout simplement été supprimé d’Internet courant 2013 suite à des différends entre l’équipe de rédaction bénévole et les dirigeants du nouveau propriétaire.
Le résultat est aussi stupéfiant que dramatique puisque la totalité des archives couvrant une décennie entière a désormais disparu. Comme si les petites mains ayant passé des milliers d’heures de leur temps libre à écrire autour de leur jeu favori n’avaient en fait jamais existé. Un gâchis monumental qui donne le vertige et laisse un goût amer tant il est évident que toutes les solutions pour conserver une telle base de données n’ont pas été explorées.
Il faut bien comprendre qu’héberger des téraoctets sur des serveurs représente un coût important. Chez VaKarM par exemple, ce sont près de 300 euros qui partent tous les mois chez OVH, notre hébergeur web. Une somme qui peut rapidement doubler ou tripler selon le nombre de jeux couverts par un journal en ligne. Forcément, ces dépenses sont souvent trop onéreuses pour des sites tenus par des bénévoles au budget serré. Et puis, quand bien même une société propose d’injecter de l’argent dans un média, elle ne le fait jamais très longtemps, certainement vite déçue du manque de rentabilité. Plus de trésorerie, plus d’hébergement web, plus de données. Une équation tristement simpliste.
Si l’argent est le nerf de la guerre, ce n’est pas la seule menace qui plane sur l’Histoire. L’expérience nous a montré que des sites web parfaitement financés ont eux aussi été témoins de pertes massives d’archives. Les technologies liées à Internet évoluent sans cesse à une vitesse folle. En cinq ans, une plateforme peut se retrouver totalement dépassée si ses développeurs ne la remettent pas régulièrement au goût du jour. Et c’est précisément durant ce processus au cours duquel la sauvegarde et l’indexation des archives passent souvent au second plan que des mines d’or se referment. Parfois pour l’éternité
Pour Counter-Strike, l’exemple SK Gaming est dans ce sens assez marquant. Bien que le site soit toujours actif, ses actualisations successives mettent à mal l’accès à ses archives, voire contribuent à leur suppression pure et simple. Que reste-t-il de la glorieuse époque des profils SK Gaming, l’équivalent esport du Facebook d’aujourd’hui où chacun, amateur comme professionnel, n’hésitait pas à partager des photos de lan, des fragmovies, son palmarès mais aussi bon nombre d’anecdotes ? Pas grand-chose depuis la sortie d’une nouvelle version du site courant 2017. Cette dernière donnait ainsi la part belle à l’écurie SK mais écartait complètement ce qui avait jusqu'alors fait sa singularité. Aujourd’hui, il est devenu impossible de retourner sur son profil SK Gaming et de récupérer les données partagées jadis.
Des amis, des infos, des articles, des commentaires : ça, c'étaient les profils SK Gaming
Comment préserver le patrimoine de l’esport ?
Si jusqu’à présent, nous avons majoritairement évoqué les médias en ligne et les portails communautaires, la problématique de la conservation des archives numériques est bien plus large. Les sites officiels de lans ou d’équipes regorgent bien souvent de trésors sous-estimés. La plupart possède notamment des galeries photos de leurs événements. Celles-ci prennent une valeur historique et narrative avec le temps, quand on y découvre par exemple l’image rare d’un professionnel à ses débuts. Les plus grands joueurs du monde ont tous commencé à une échelle si minime que la conservation de telles archives n’apparaît souvent pas comme une priorité. Un organisateur de lans lutte quotidiennement pour sa propre survie, alors difficile de lui en vouloir d’outrepasser la sauvegarde de ses données les plus anciennes.
S’il existe des cas à part comme celui de la PxL où plus d’une cinquantaine de galeries photos et plusieurs centaines de pages de résultats sont toujours disponibles et remontent jusqu’à la toute première édition il y a plus de quinze ans, force est de constater que l’écrasante majorité des organisateurs de lans, des structures esport et plus généralement des sites spécialisés ayant aujourd’hui disparu ont emporté leurs documents avec eux dans la tombe. À la vitesse à laquelle l’esport évolue, l’ombre de l’oubli n’est jamais très loin.
Un archivage efficace : une photo de la première édition de la PxL, en 2005.
Accessible en deux clics sur le site de l'organisateur.
Les atteintes les plus brutales au patrimoine esportif sont à mettre sur le compte des plateformes non-endémiques. Récemment, Twitch a fait couler beaucoup d’encre en ordonnant la suppression rétroactive et automatique des replays contenant des musiques non libres de droit. Des milliers d’heures de footages ont ainsi été jetées aux oubliettes sans que personne n’ait pu raisonnablement faire quoi que ce soit.
Que cela concerne un site visité par des millions de personnes chaque jour ou un FTP personnel quasiment confidentiel, il est ainsi nécessaire de rester sur le qui-vive à tout instant car la moindre annonce, parfois anodine, peut compromettre des années d’archives en un claquement de doigts.
La disparition des sources paraît inéluctable. Pourtant, quelques solutions à petite échelle existent et permettent d’au moins ralentir l’échéance fatidique. Héberger ses contenus sur différents supports physiques ou numériques en est une. Partager ses galeries photos sur Facebook ou Flickr, en plus de son propre site web, est une méthode relativement simple, gratuite et pour le moment efficace. Pour le moment, puisque de la même manière que Myspace a perdu toutes ses archives, il fait peu de doutes qu’un site comme Facebook décidera de faire le ménage un jour ou l’autre. Transférer ses FTP sur des disques durs externes avant de mettre fin à un hébergement en ligne nécessite quelques dizaines d’euros, une bonne connexion et un peu de temps, mais peut permettre de conserver une partie d’une mémoire bien plus collective qu’il n’y paraît.
L’esport moderne n’a que vingt ans et, déjà, une gigantesque partie de son histoire est uniquement accessible par l’intermédiaire d’un outil absolument prodigieux : archive.org. Ce projet à but non lucratif scrute toutes les pages web plusieurs fois par an suivant différents critères, et en immortalise certaines à des moments aléatoires. Cela dure maintenant depuis plus de vingt ans. Avec ce système, il devient possible de retrouver des bribes d’informations voire, avec un peu de chance, des documents photos ou vidéos ayant disparu de la surface du net depuis plusieurs années. Une seconde vie après la mort des sites que nous avons évoqués tout au long de ce papier.
Si cette bibliothèque numérique est une ressource formidable pour les journalistes ou les simples curieux, elle n'en reste pas moins qu'un petit pansement sur une fracture ouverte. Ce dernier rempart face à l’oubli s’avère extrêmement fragile. Ce ne sont pas moins de 70 millions de gigaoctets de données qui sont stockés dans des serveurs dont le financement repose, en grande partie, sur la charité de la communauté et les donations de différentes fondations. Que se passera-t-il le jour où cette solidarité s’enrayera ?
L’histoire n’est pas seulement une affaire d’intellos à lunettes portant des chemises à carreaux. "Un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir", disait le maréchal Foch. Le futur de l’esport dépend également de notre capacité collective à prendre soin de son patrimoine. La tâche est immense et la prise de conscience capitale.